La lutte contre la précarité – avec la lutte climatique – est une des deux urgences citoyennes qui s’expriment dans la rue ces derniers mois de manière extraordinaire et en dehors des structures organisées ou institutionnalisées. Nos sociétés sont parmi les plus riches dans le monde, mais force est de constater que ces richesses sont réparties de manière inégale. Et cela ne semble pas aller dans le bon sens.

Des droits sociaux existent pourtant dans notre société et malgré tout, des citoyens restent sur le bord de la route, s’enfoncent dans la précarité et se marginalisent. Pour mieux appréhender l’écart entre les aides publiques mises en place pour les plus nécessiteux et l’absence de bénéfice effectif de ces aides publiques, la notion de « non-recours » a été développée.

« Le non-recours est une notion initialement développée dans le champ des prestations sociales financières, visant à prendre en compte, par l’autorité publique notamment, le besoin récurrent de savoir si l’offre d’aides sociales atteint bien les populations à qui elle est destinée. »[1] Ces dernières n’expriment pas toujours leurs besoins ou leurs difficultés pour des raisons très diverses : non-connaissance d’un droit mis en place, non-sollicitation pour motivations personnelles liées à l’estime de soi, à des valeurs ou à la personnalité, difficulté à exprimer un besoin…

Bien qu’il soit difficile de pouvoir établir de manière précise la population ciblée (celle qui est en droit de demander la prestation), de manière à quantifier une réalité sociale complexe, il n’en reste pas moins que le non-recours reste pertinent pour comprendre le paradoxe d’aides publiques disponibles, mais non profitables au public qui devraient en bénéficier.

Au-delà du déficit d’informations, les conditions d’éligibilité de l’aide publique sont un autre frein dans l’accès à des prestations sociales, surtout que ces conditions ne peuvent prendre en considération toute la diversité des situations de vies et des parcours de vie des individus. Cela peut aussi aboutir à ce que certains n’osent plus demander d’aides ou d’accompagnement ou ne souhaitent pas non plus demander d’aides estimant qu’il existe des personnes dans des situations d’urgence, comparativement à leur propre situation. En outre, le non-recours ne prend pas en compte les difficultés de certaines personnes qui bénéficient d’alternatives (solidarité familiale ou autre) dans les moments difficiles.

Philippe Warin, auteur d’un article sur le non-recours, défend l’idée que ce concept ne dépend pas uniquement des prestations sociales financières, mais qu’il est judicieux de la développer dans d’autres champs où les acteurs sociaux constatent des phénomènes analogues : santé, justice, utilisation des transports publics, des plaines de jeux, des crèches, accès à l’énergie, à l’eau, aux assurances…

L’auteur propose une typologie du non-recours qui prend en compte la complexité de ce phénomène. Le non-recours peut prendre trois formes :
la non-connaissance, lorsque l’offre n’est pas connue ou non proposée,
la non-demande, lorsque l’offre est connue, mais pas demandée par choix (pour non-adhésion aux principes de la demande, estime de soi, alternatives possibles…) ou par contrainte (discours stigmatisant ou dénigrant, crainte et appréhension, stigmatisation…)
la non-réception, lorsqu’elle est connue, demandée, mais pas obtenue (absence de suivi de la demande, respect des procédures, dysfonctionnement du traitement de la demande, discrimination…)

Le plus inquiétant, c’est que ces trois formes se combinent et se succèdent parfois, rendant plus difficile l’accès aux droits des citoyens les plus fragilisés, ou en perte de confiance envers eux-mêmes ou le système. Pour le dire comme Alain Ehrenberg, il y a urgence à s’interroger sur la confiance des individus en eux-mêmes et dans les institutions, surtout chez ceux qui subissent le plus violemment les inégalités sociales.

Pour l’auteur, le non-recours n’est pas l’expression d’un phénomène fortuit dans le processus de la demande, qui se traduit comme un enjeu gestionnaire du service public (ou aux citoyens bénéficiaires de structure (semi-)privée d’utilité publique), mais il s’agit d’une question politique qui donne une idée du rapport social existant à l’offre publique et aux institutions qui la servent.

En période de crise et de perte de confiance en l’État de droit, le non-recours est un indicateur de « ruptures de citoyenneté » dans la mise en œuvre de l’offre publique et d’évaluation des politiques publiques. Le non-recours renvoie à un état de méconnaissance ou de frustration sociale, mais aussi psychique, qui va au-delà du ressentiment à l’égard de l’offre proposée liée aux conditions matérielles d’existence. Il est donc urgent de procéder à un travail de reconnaissance sociale avec les individus, dans le but de leur redonner une image positive d’eux-mêmes.

Nos institutions publiques, en particulier nos CPAS, devraient mettre en place autant que possible la mesure du non-recours pour voir comment les aides publiques disponibles répondent au besoin de la population. À l’heure des big data, elles disposent notamment des données nécessaires pour déterminer de manière précise les populations dans le besoin. Les écologistes seraient à la pointe du combat en faveur de l’égalité et de la justice sociale, s’ils parvenaient à réorienter les moyens énormes mis dans les contrôles – avec les dérives que nous connaissons, vers une véritable politique de soutien des populations en souffrance. À l’heure où 1 Belge sur 5 vit sous le seuil de pauvreté (Eurostat, 2018), nous avons besoin d’audace et de solutions durables pour rendre aux personnes, et à leur famille, leur dignité et les moyens de leur autonomie.

Hajib EL HAJJAJI

 

Cet article a été publié dans la revue d’Ecolo J : Jump

 

 

 

Un cas concret : Reconnaître la situation d’extrême-pauvreté comme une atteinte à la dignité humaine

Au conseil communal de Verviers, en décembre 2018, à l’occasion du 70e anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, le groupe Ecolo a déposé un texte intitulé : « motion de reconnaissance de l’extrême pauvreté comme une atteinte à la dignité humaine et engagement de la Ville de Verviers à combattre l’extrême pauvreté sur le territoire de la commune avec tous les acteurs de la société civile ».[2]

Faisant référence à l’article 23 de notre Constitution qui stipule que « chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine », le Conseil communal a voté à l’unanimité les points suivants :

– reconnaît en tant que principe que la situation d’extrême pauvreté, et plus particulièrement encore lorsqu’elle s’inscrit dans la durée, est un traitement inhumain et dégradant pour tout individu résident sur le territoire de la Ville de Verviers et constitue à ce titre une atteinte à la dignité humaine et aux droits fondamentaux,

– reconnaît la lutte contre la pauvreté comme un enjeu démocratique majeur,

– met en place des moyens nécessaires pour faire cesser les situations d’extrême pauvreté dont elle a connaissance sur le territoire de la Ville de Verviers, notamment en travaillant en partenariat avec le CPAS et les associations de terrain qui luttent contre la pauvreté pour venir en aide aux personnes, aux familles et aux enfants dans le besoin.

 

[1] Cet article se base sur le texte de Philippe Warin, le non-recours : définition et typologies, Odénore, juin 2010.
[2] Le texte est consultable sur : https://verviers.ecolo.be/wp-content/uploads/sites/142/2019/02/20181112_MOTION_Pauvrete_DF_EHJ_fin.pdf