INTERVIEW de LIBERATION :Cet entrepreneur belge a déniché 183 innovations au service d’une «économie bleue», à la fois non polluante et créatrice de cohésion sociale.

Par CORALIE SCHAUB

PauliLe créateur de la fondation ZERI (Recherche et initiatives pour zéro pollution) prône une économie s’inspirant des écosystèmes naturels pour résoudre les crises économique, sociale et écologique.

Qu’est-ce que l’«économie bleue» ?

C’est un modèle qui suit la sagesse des écosystèmes. Ils fournissent énergie et aliments, recyclent les déchets, répondent aux besoins de tous et se régénèrent sans cesse. La nature excelle en termes de créativité, d’adaptabilité et d’abondance. C’est donc une économie non polluante, créatrice d’emplois, de cohésion sociale et même de valeur. Je l’oppose à «l’économie rouge» actuelle, caractérisée par l’endettement, le gaspillage, les confortables comptes en banque d’une minorité et l’explosion du chômage. L’économie bleue va aussi au-delà de la «verte» : chère et subventionnée, elle n’a pas de sens non plus.

Cela ressemble à l’économie circulaire.

Celle-ci est une bonne approche, mais il faut aller bien au-delà. Toutes les innovations recensées dans mon livre (1) sont inspirées par la nature. L’économie circulaire, elle, «recycle», certes, mais des matériaux non durables. Recycler les piles, c’est bien. Mais on dépend toujours des mines, très polluantes, alors qu’il faudrait imaginer une électronique sans batteries. Pour faire de l’électricité, la nature compte sur la chaleur, la lumière, la friction, la pression, le magnétisme et la biochimie. En Allemagne, l’institut Fraunhofer a mis au point un système fonctionnant avec la chaleur du corps humain. De quoi alimenter à terme un téléphone mobile. Les premières télécommandes utilisaient du quartz pour convertir en courant la pression sur un bouton. Etc. Mais cela nuirait à Varta et consorts…

Dans votre livre et sur votre site web, vous avez sélectionné 183 innovations.

Au-delà de la technologie, il est crucial d’imaginer de nouveaux modèles d’affaires. En «ressuscitant» une forêt tropicale à Las Gaviotas, en Colombie, le chercheur Paolo Lugari a multiplié par 3 000 la valeur de chaque hectare ! En France, la société Marethix, à Caen, propose aux pêcheurs un catamaran solaire et éolien qui permet de vendre bien plus cher la tonne de sardines sans surpêcher. Un tiers des innovations sur mon site sont réalisées et rentables, le reste est des prototypes ou d’excellentes idées scientifiquement prouvées. 40% viennent d’Europe. Mais nos dirigeants n’ont pas encore saisi ce potentiel de relance économique.

Pourquoi, à votre avis ?

Depuis Descartes, nous compartimentons tout. Les écoles comme Harvard enseignent le même dogme du «cœur de métier», obligeant à se concentrer sur un seul thème, sans pensée systémique. On voit le verre à moitié vide ou à moitié plein, mais on oublie qu’il est toujours plein, avec de l’eau… et de l’air ! On omet de faire plus et mieux avec ce qui est localement disponible.

L’Indonésie vient d’adopter l’économie bleue comme axe de développement…

Elle l’a même inscrite au menu du forum de l’Apec (Coopération économique pour l’Asie-Pacifique) en octobre. Au lieu de dépendre des importations pour nourrir bétail et poissons d’élevage, j’ai convaincu le ministre de la Pêche et des Ressources marines de tirer profit des algues. L’Indonésie, qui compte 17 000 îles, pourrait aussi les exporter vers la Chine. Celle-ci cherche une alternative à la culture du coton, qui épuise ses ressources en eau. Or on peut faire du textile avec des algues !

Est-ce une première ?

Non, le Bhoutan s’est lancé il y a douze ans, prouvant qu’un petit Etat himalayen n’est pas condamné à tout importer. Un cas concret : le pays cultive le sarrasin depuis 6 000 ans. Avec un coût de revient de 2 000 dollars (1 500 euros) la tonne face à l’Ukraine qui la propose à 180 dollars, la réaction classique est : «Le Bhoutan n’est plus concurrentiel.» La solution ? Vendre l’extrait de malt à des brasseries japonaises, soit 8% du produit. Le reste est utilisé localement pour le bétail. Résultat, les paysans gagnent 4 000 dollars par tonne. Grâce aux innovations «bleues», voilà aussi l’île espagnole d’El Hierro autosuffisante en énergie et en eau et jouissant du plein-emploi.

Des entreprises vous suivent-elles ?

Novamont, le géant européen des bioplastiques, a monté une bioraffinerie de 500 millions d’euros avec le pétrolier italien ENI pour valoriser les déchets agricoles. Autre exemple : nous utilisons 0,2% de la biomasse du café. Plutôt que d’être éliminé à grands frais, le marc des Starbucks de la capitale taïwanaise sert désormais à cultiver des champignons tropicaux.

Vous évoquez la création de 100 millions d’emplois. A quelle échéance ?

Dix ans. Je viens de rencontrer 14 gouverneurs de banques centrales africaines pour discuter de l’économie bleue. Il y a une soif d’alternatives. Mais tout transformer nécessitera une ou deux générations : il n’est pas aisé de «désapprendre» le formatage illogique de Harvard et des MBA.

CV

Né en 1956 à Anvers, Gunter Pauli est diplômé en économie de l’Université Loyola (Chicago) et titulaire d’un MBA de l’Insead (Fontainebleau). Membre duClub de Rome, il a redressé la société de détergents «verts» Ecover et créé lafondation ZERI (Recherche et initiatives pour zéro pollution). Il prépare le premier congrès mondial de l’économie bleue, prévu fin avril à Madrid.

(1) «L’économie bleue», chez Caillade, 2011.

Photo: Pierre-Yves Marzin. Riva Press pour Libération